Musique

BONGA # RECADOS DE FORA

Parce qu’il est né en 1942, l’Angolais José Adelino Barcelo de Carvalho, dit Bonga, est en droit de revendiquer sa stature d’ancien. Il le fait avec ce trente-et-unième album, ‘Recados de Fora’ (Messages d’ailleurs), enregistré dans une grande sérénité entre Lisbonne, Mindelo et Paris. Lisbonne, parce que le chanteur, ancien colonisé passé rebelle sous le nom de Bonga Kuenda, « celui qui se lève et marche », vit au Portugal. Mindelo parce que la communauté des musiques afro-portugaises s’est forcément croisée une nuit ou l’autre dans l’île de São Vicente et que la ville natale de Cesaria Evora compte d’excellents musiciens, tels le guitariste Bau ou le pianiste Chico Serra, ici présents. Paris, enfin, où après y avoir rencontré avant la Révolution des Œillets de 1974 d’autres exilés, sud-américains en particulier, Bonga a trouvé depuis l’an 2000 un havre de paix artistique avec le label Lusafrica, fondé par le Cap-Verdien José da Silva, producteur et ami de la grande « Cize ».
Ce qui enchante la musique de Bonga, ce qui fait sa patte, c’est sa capacité à regarder âprement le monde « avec tendresse et empathie ». Ce qui se traduit dans ‘Recados de Fora’ par des chœurs, des cuivres, de la flûte, des percussions, orchestrés dans la légèreté par le producteur Betinho Feijo. La voix toujours incomparablement râpeuse se fait caressante, toujours doublée du dikanza, un bambou strié frotté avec une baguette, dont s’accompagne toujours Bonga.
Bonga est un ancien, pour qui l’identité africaine passe par sa manière d’éduquer ses enfants dans le respect des parents et des vieux, vus en Afrique comme des encyclopédies, mais trop vite considérés en Europe comme des rebus. Bonga, c’est un exceptionnel éraillement de la voix, un vague à l’âme dansant, une force arc-boutée qui a séduit un Gaël Faye (dans le titre ‘Président’ sur son 1er album), ou Bernard Lavilliers – leur duo, ‘Angola’, figurait dans le précédent album de Bonga, ‘Hora Kota’, publié en 2012. Voici quarante ans passés que cette voix envoûte, traversant les générations. Car, au fond, Bonga est jeune.
L’Angola est un creuset de culture africaine. Eldorado possédant des diamants, du pétrole, du gaz, il s’est libéré du joug portugais en 1975, mais, immédiatement, il a attisé les convoitises. La guerre civile et la corruption l’ont miné. ‘Recados de Fora’ est une promenade critique contre le « modernisme », la mondialisation qui provoque la division, la peur, l’irrespect (‘Outros Tempos’). Bonga adore cuisiner, avec rigueur et hédonisme. Bonga adore les mélanges et les métaphores (‘Recados de Fora’). Il sait qu’aujourd’hui même la fraternité entre émigrés s’est effritée (‘Marikota’).
Les Cap-Verdiens furent le berceau de la carrière de Bonga. C’est à Rotterdam, avec des guitaristes de l’archipel, qu’il avait enregistré ‘Angola 72’, premier album aux accents déchirants, réalisé pour le label hollandais Morabeza (réédité aujourd’hui par Lusafrica). Ce disque fondamental était devenu une sorte de bande-son de la lutte d’indépendance angolaise. Bonga a ensuite tissé une internationale lusophone, portée par le semba, musique ancestrale angolaise exportée dans les navires négriers.
Fils de pêcheur, Bonga avait appris la tradition avec son père, accordéoniste, musicien de rebita, le style des pêcheurs de l’Ile de Cabo. Puis il avait fondé Kissueia (« la misère des quartiers pauvres » en langue kimbundu), un groupe qui dénonçait le statut colonial en utilisant des formes traditionnelles, détestées des Portugais. Dans son quartier de Kipiri, les gamins adoraient la compétition fraternelle. Le petit « Zeca » (diminutif de José) courrait vite, si bien que, sous les couleurs du club lisboète Benfica, il devint champion du Portugal du 400 mètres.
Zeca, jeune athlète bon élève, portait en lui le bouillonnant Bonga Kuenda qui complotait contre l’Etat totalitaire engoncé dans les guerres coloniales. Poursuivi par la PIDE, la police politique de Salazar, il fila en Belgique, s’exila à Rotterdam, avant de découvrir Paris. Il y rencontra d’autres complices : des Sud-américains fuyant les dictatures militaires, avec lesquels il concocta son second album ‘Angola 74’.
C’est aussi à Paris qu’il fit connaissance au début des années 1980 du journaliste et
« connexionneur » Rémy Kolpa Kopoul, RKK, décédé brutalement en 2015. Alors critique au journal Libération qu’il avait contribué à créer en 1973, RKK fut un artisan de l’émergence de la world-music. « Et parce qu’il a pris soin de m’interviewer longuement à une époque où les préjugés étaient encore très forts, qu’il a fait en sorte que soit joué dans les radios ma chanson ‘Mona Ki Ngi Xica’ [un lamento à la profondeur atlantique insondable extrait de l’album ‘Angola 72’], il fut un ami irremplaçable ». Bonga lui a donc écrit une chanson de liens éternels, ‘Banza Rémy’, « avec des chœurs merveilleux, une chanson, une sorte de gospel, de blues de l’intérieur, une chanson que l’on ne peut pas écouter debout, il faut s’asseoir ».
Bonga a composé plus de quatre cents chansons, il a aussi commis des reprises de choix, puisé dans le répertoire cap-verdien, tel que ce ‘Caminho Longe’, publié en 1974, une magnifique chanson d’Amandio Cabral dont Cesaria Evora a fait un incunable des musiques populaires sous le titre de ‘Sodade’. Cette fois, revenant aux sources, il interprète la morna ‘Odji Maguado’, hymne à l’amour vaincu du grand compositeur cap-verdien B.Leza (né à Mindelo en 1905, mort à Lisbonne en 1958). Au Brésil, il emprunte ‘Sodade, meu bem, Sodade’, une chanson écrite par le compositeur nordestin Zé do Norte – à qui l’on doit ‘Mulher Rendera’, diffusée orbi et orbi par la voix de Joan Baez. Bonga l’Angolais a placé sur cette complainte amoureuse à l’ironie mordante la guitare portugaise, celle du fado, un genre qu’il a récemment abordé en chantant un ‘Valentim’ enjoué avec la fadiste Ana Moura pour un hommage à Amalia Rodrigues. Puisqu’Angolais, Portugais, Cap-Verdiens ont été unis sous un même destin, le fatum devenu fado.
Définitivement ‘Recados de Fora’ est un album en forme d’héritage.

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