Il y a deux ans, j’ai écrit le livre « Mon père ce héros – Petite histoire de l’immigration portugaise ». La seule chose qui m’importait en le faisant c’était de témoigner de ma propre expérience d’enfant d’immigrés ayant sauté le pas comme près d’un million d’autres Portugais dans les années 60 mais aussi et surtout de rendre hommage à mon père, qui s’en est allé en 2013, ici, en France, sa terre d’accueil. C’était un homme simple, qui exerçait le métier de tailleur au Portugal et qui a quitté son pays pour offrir un avenir meilleur à sa femme et à ses enfants. Il a traversé clandestinement la frontière espagnole, il a été arrêté par la Guardia civil, il a été relâché, il a franchi la frontière française, la peur au ventre, marchant la nuit, se cachant le jour. Puis il est enfin arrivé en France, à Saint-Denis, dans l’un des plus grands bidonvilles « portugais » de la région parisienne. Il a trouvé du travail dans un chantier, a abîmé ses mains de « docteur » pour subvenir aux besoins de sa famille, qui l’a rejoint peu de temps après.
Pour moi, mon père était un héros.
Rien ne peut effacer la douleur immense ressentie après la perte d’un être cher, pas même un livre, surtout pas un livre. Un livre, ce ne sont que quelques souvenirs jetés à froid sur notre passé, ce ne sont que quelques idées qu’on éponge avec du papier buvard, ce ne sont que des mots qu’on aligne maladroitement, ce n’est rien un livre, ce n’est pas mon père, ce n’est même pas moi, ce n’est pas vous. C’est un objet qu’on range dans une bibliothèque ou qui traine dans un coin, dont on oublie l’existence quand soudain il se présente à nous à nouveau, pour mieux se rappeler à nos meilleurs souvenirs. Oui, c’est ça un livre, c’est un condensé de vie, c’est de la saudade écrite dans la douleur, c’est tout ce qu’on n’a pas vécu, c’est tout ce qu’il nous reste à vivre, c’est tous nos rêves non encore réalisés, c’est une porte ouverte sur une vie parallèle à la notre dont il faut trouver la clé, c’est toutes les larmes qu’il nous reste à verser, c’est tous les sourires échangés que nous avons manqués, c’est tous les reproches qui résonnent en nous qu’on voudrait faire taire, c’est toutes les directions qu’on n’a pas prises, c’est toutes les libertés qu’on s’est refusées, et toutes celles dont on nous a privées, c’est tout l’amour qu’on n’a pas donné, c’est tous les bons moments qu’on a laissés filer.

Les mots ne veulent plus sortir. Le vide a remplacé l’encre de mon stylo. Le sang ne coule plus. La fontaine s’est tarie. Et pourtant, j’ai tellement de choses à te raconter.
Je t’ai cherché partout dans la maison du Portugal, mais je ne t’ai pas trouvé. D’habitude, tu es assis sur une chaise, dans la terrasse, en train de travailler. D’habitude, je suis tes yeux. D’habitude, tu es mon guide. Je regarde le paysage, les vignes qui tapissent ces petites montagnes, La Chapelle de Nossa Senhora da Carvalha en haut de la colline, mais ils n’ont plus le même éclat. J’ai parcouru en vain toutes les rues désertes du village, toutes les petites ruelles pavées, tous les chemins de poussière, tous les champs en fleurs de ma mémoire. Et pourtant, je sais que tu es là. Tu es partout. Tes pas me conduisent chaque jour qui passe. J’essaye de te suivre dans les dédales de la vie mais ce n’est pas toujours facile. Je trébuche souvent. Je suis moins alerte que toi. Tu es peut-être en train d’écouter un match de football à la radio. Tu sais, depuis que tu es parti, je supporte le Sporting à ta place. L’équipe n’a jamais été aussi forte. Quelle ironie !
Ou alors, c’est le jour de la fête du village et tu te promènes en jouant une marche le long de l’avenue, en uniforme, avec les autres membres de l’orchestre. Mais non, je n’entends rien, pas une bribe de musique, pas un son, seulement le sifflement du vent qui s’engouffre sous la porte fermée de la maison.
Mon fils a hérité de tes dons, il joue comme un dieu et il chante comme un rossignol. Et, il a aussi ton sens de l’humour. Ainsi, c’est un peu de toi que je vois en lui.

Papa, j’ai suivi tes pas depuis que tu as quitté le Portugal il y a cinquante ans, j’ai emprunté minutieusement le même chemin, de peur de perdre ta trace, j’ai quitté notre village natal la nuit, la peur au ventre, avec un goût amer dans la bouche indéfinissable, l’estomac torturé par la faim, la mémoire qui vacille à cause du manque de pain, les mains engourdies d’avoir trop travaillé pour rien, une soif de liberté qui m’assèche la bouche jusqu’à ne plus pouvoir respirer, les mots vides de sens de ne pas avoir le droit de parler, j’ai pleuré toutes les larmes de ma vie en pensant à ma femme et à mes enfants que j’ai abandonné lâchement, j’ai erré dans la nuit comme une âme en peine perdue à jamais, j’ai marché une éternité en direction d’une petite lumière qui brillait au sommet de la montagne, j’ai traversé la France les pieds en sang, le cœur meurtri, je me suis abrité dans une baraque en bois pour attendre un futur plus radieux, j’ai traîné dans la boue mes savates rongées par les rats, j’ai travaillé comme un damné pour pouvoir bientôt vous retrouver, j’ai chanté un fado pour ne pas vous oublier, papa, j’ai suivi tous tes pas mais je ne t’ai pas rattrapé, le temps les a effacés, la mort nous a séparés.

Luis Coixao


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