Le 25 décembre 1964, le photographe Gérald Bloncourt a pris un cliché d’une petite fille portugaise serrant contre elle une poupée au milieu d’une petite place bourbeuse d’un bidonville de la région parisienne. Sans le savoir, cette image allait devenir l’icône de l’immigration portugaise.
La petite fille s’appelle Maria da Conceição Tina, elle est mère de trois enfants, et elle était professeur de portugais et français jusqu’à il y a peu à Coimbra.
Un jour, l’un de ses amis originaire comme elle de Vila Nova de Foz Côa, dont la mère a émigré en France clandestinement, a salto, en même temps qu’elle et sa mère, a voulu chercher sur internet des informations sur l’immigration portugaise et sur les bidonvilles portugais de France. Il est tombé sur la photo de Gérald Bloncourt, que le photographe a intitulée « Petite Immigrée Portugaise ». Lorsque son ami l’a appelé pour lui dire que sa photo était sur internet, elle ne le crut pas. En cherchant un peu, elle découvrit que cette image en noir et blanc avait été exposée dans plusieurs musées de France et du Portugal. Pourtant, elle n’était pas sûre que c’était bien elle, elle ne se souvenait pas avoir été prise en photo. Elle savait, qu’elle, son frère et ses parents avaient vécu deux ans dans le bidonville de Saint-Denis, qu’ils avaient passé six ans en France avant de retourner vivre au Portugal, mais elle n’avait aucun souvenir d’avoir été prise en photo. Et pourtant, elle avait l’impression de reconnaitre sa poupée et le fait que la petite fille tienne dans sa main gauche un gâteau de Noël typique de sa région située au nord est du Portugal (uma filhós), ne lui était pas étranger.
Petit à petit, elle prit conscience qu’elle avait occulté de sa mémoire ce triste épisode de sa vie. Son émigration clandestine, les heures passées à marcher dans l’obscurité, à se cacher dans des caves, dans des grottes, la peur au ventre, la traversée à pied des Pyrénées, l’arrivée et la vie dans le bidonville, l’exiguïté des baraques, les rats énormes qui rongeaient les doigts des enfants, la boue, la précarité, le racisme de certaines personnes…
Petit à petit, elle a fini par admettre cette réalité oubliée. Oui, c’était bien elle la petite fille de la photo.
Une fois le déclic fait, Maria est entré en contact avec le photographe. Les détails qu’ils ont partagé correspondaient en tous points. Il n’y avait pas de doute, c’était bien elle la petite immigrée portugaise. Puis, plus de quarante ans après que cette photo soit prise, Maria est venue à Paris pour rencontrer Gérald. Non sans émotion. Comment avait-elle pu oublier ce grand monsieur, qui avait cette photo accrochée au mur de son salon, comme si la petite fille faisait partie de sa famille. Le photographe lui avoua qu’il aimait cette image, parce qu’il y avait quelque chose de symbolique en elle. Un enfant qui sourit, qui semble être heureuse, qui est heureuse, malgré la boue, malgré la misère, malgré la dureté de la vie. C’est que lui-même, lui qui est né à Haïti, lui qui a connut la dictature de Duvalier, lui qui a connu la pauvreté, avant d’arriver en France, il se considère lui aussi un peu comme un immigré. Pendant les 30 glorieuses, alors qu’elle était en plein boum économique, la France a fait venir des centaines de milliers d’immigrés pour l’aider à se construire, à se reconstruire, sans pouvoir les aider à vivre dignement dans l’immédiat et en fermant les yeux sur l’exploitation dont ils faisaient l’objet. Un million de Portugais, des hommes, des femmes et des enfants, sont arrivés dans les années 60. Beaucoup ont traversé les deux frontières clandestinement, parfois au péril de leur vie. Nombreux sont ceux qui ont vécu dans des conditions de vie épouvantables au milieu des grands bidonvilles de la région parisienne.
Gérald Bloncourt les a accompagnés, à sa façon, son appareil photo à la main. Il est devenu malgré lui le témoin privilégié d’un pan de vie important de l’histoire des Portugais. Il s’est rendu au Portugal pour mieux comprendre ce phénomène de société qu’est l’émigration massive, pour témoigner de la dureté de la vie que connaissait le pays du temps de Salazar et de Caetano. Puis il a emprunté le même chemin que les clandestins pour arriver en France, dans les bidonvilles. C’est là, qu’il a tirés des centaines de clichés, en noir et blanc, pour immortaliser la vie de ces immigrés. Un jour il a croisé une petite fille qui se promenait dans les ruelles boueuses du bidonville de Saint-Denis avec sa poupée dans les bras. Un cadeau que sa mère lui avait fait pour tenir sa promesse, elle qui ne voulait pas venir en France. La petite fille a pris la pose toute seule, la main droite sur son visage, et le bras gauche serrant très fort sa poupée.
Quarante après, la petite portugaise, qui est maintenant une femme heureuse, qui a fondé une famille, au Portugal, a retrouvé son identité entière, et une partie de son être qui avait été ensevelie au fond de sa mémoire. Il a suffit d’une rencontre, et d’une photo.
Luis Coixao
LIENS :
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L’IMMIGRATION PORTUGAISE par Gérald Bloncourt (blog)