Retour au Portugal, dans le Nord du Nord (comme le dirait notre ami Antonio le sculpteur), c’est-à-dire le Tras-os-Montes. Ce nom qui m’enchante et qui prend tout son sens : au-delà des montagnes, dans l’au-delà, un autre monde.
Notre histoire avec le Portugal a réellement commencé ici, lors d’un premier voyage en Alentejo.avec nos trois fils. Sur la route du retour, en passant par le Tras-os-Montes, nous fûmes profondément impressionnés par l’architecture massive des maisons de pierre. A Ponteira, celles-ci paraissaient surgir d’un monde minéral, chaotique et archaïque.
C’est ainsi que l’été suivant nous sommes arrivés jusqu’à Negroes, minuscule village situé au bord du lac de Pisoes. Quelque chose d’indéfinissable se dégageait de ce village. L’eau courait de chaque côté de la rue principale, claire, dans des rigoles de granite. Près du four à pain, construit comme une chapelle, avec une clef de voûte, nous avons rencontré José, un jeune garçon, que nous avons interrogé pour savoir si nous pouvions être hébergés dans le village.
C’est de cette façon que nous avons rencontré celle qui allait devenir notre grand-mère du Portugal, celle qui, définitivement, nous attacherait à son pays. Elle avait un joli prénom “Deolinda”, autrement dit Belle de Dieu.
Elle nous a prêté une petite maison, près du lac, très modeste, sans chauffage, pas même une cheminée. Les hivers étaient particulièrement rudes, mais peu nous importait, nous venions pour rencontrer des gens, vivre avec eux et témoigner d’un mode de vie tellement différent du nôtre, un mode de vie communautaire.
Ces gens hospitaliers et fraternels nous ont ouvert leur maison. C’était un engagement au long cours, une découverte, une aventure humaine qui nous a menés tellement loin. Nous vivions au rythme lent des chars à bœufs aux roues moyenâgeuses qui grinçaient composant une complainte. Nous avons connu des villages rustiques avec des battages joyeux.
A arpenter les terres trasmontanas pendant vingt cinq années –
par intermittence -, les souvenirs se bousculent. Ils peuvent ne sembler que des détails, mais la vie n’est-elle pas faite que de détails ?
Dans le four à pain de Negroes, tout le village est rassemblé pour la cuisson du pain, pour se réchauffer et se reposer en discutant. Cela fait partie des meilleurs moments de la vie, dans la bonne odeur du pain.
J’ai le souvenir d’une soirée de pluie torrentielle, où tout le monde est réuni dans le four à pain après une empoignade entre deux hommes à propos de sacs de ciment volés. Deux accordéonistes s’installent, commence alors le désafio entre les deux hommes qui rivalisent d’esprit, accompagné de cris d’approbation et de rires.
Tout cela se termine en dansant au son de l’accordéon et de la pluie martelant le toit du four à pain.
Nous avons dansé dans le corps à corps viril de Negroes.
Ils pratiquent la catharsis sans en connaître le nom et liquident les problèmes de la façon la plus simple.
Deolinda nous a accompagné de temps en temps dans nos déplacements. Elle avait beaucoup entendu parler de Pitoes das Junias, sans y être jamais allée. Nous lui faisons découvrir ce village situé à une trentaine de kilomètres du sien. Elle le trouve, toute surprise, bien sale comparé à Negroes et cela la fait rire aux éclats.
Elle réagit comme une petite fille au bord du torrent en sautant de pierre en pierre pour le traverser. C’est un moment de pur bonheur.
Un jour de la semaine sainte, alors que nous sortons toutes les deux de sa maison , la cloche se met à sonner. Deolinda s’agenouille dans la rue en faisant son signe de croix, tout en m’invitant à en faire autant. Elle m’explique : c’est l’ange qui passe et j’ai voulu la croire. Il ne faut pas toujours chercher à comprendre…
J’espère, maintenant, qu’elle a rejoint son ange.
Dans nos pérégrinations (comme le dirait José Saramago), il était inévitable de rencontrer l’incontournable Padre Antonio Fontes.
Passionné d’ethnologie, de géologie, ainsi que des médecines parallèles et du patrimoine régional, il nous a aidés à mieux comprendre et à découvrir les particularités de sa région.
Nous avons suivi la préparation de la passion du Christ à Bustelo car il essayait de maintenir la tradition de ce théâtre populaire.
Le rôle du Christ était tenu par l’instituteur, celui de Marie par une jeune femme .
Lors de la dernière répétition, le Christ est en T. shirt et Marie en jeans.
Le jour de la Passion, au passage du Christ, les villageois s’agenouillent et plusieurs femmes pleurent. Ils vivent intensément cette Passion. Ce jour-là, la jeune fille qui interprète un ange est fiévreuse et donne l’image d’un ange presque pervers. IL n’est pas si facile d’être un ange…
A nous perdre dans la nature avec Padre Antonio, nous tombons sur le tournage du film « cinq jours, cinq nuits » de José de Fonseca e Costa (1995). Nous oublions la notion du temps quand, soudain, Padre Antonio s’exclame : « Mais j’avais un enterrement! « . Nous n’avons jamais osé lui demander la suite.
Nous n’aurions ,pour rien au monde, manqué les fameux combats de taureaux
– chega de bois – de race barrosao. Ces combats, uniques en Europe, opposent deux magnifiques taureaux pesant au moins une tonne. Ils s’affrontent uniquement pour démontrer leur force, il suffit de faire reculer l’adversaire pour gagner.
A Morgade, en 1981, nous avons assisté à un combat qui se déroulait en pleine nature, avec d’amples déplacements de foule chaque fois que les taureaux rompaient. Le combat avait été très rapide mais, comme les propriétaires des taureaux n’étaient pas d’accord sur le vainqueur, il s’ensuivit un affrontement violent entre un groupe d’hommes qui dura plus longtemps que la lutte des taureaux.
Alors que nous ne l’attendions plus, la neige nous a surpris à Vilarinho Seco. Nous l’avions tant espérée. Nous avons parcouru le village qui se recouvrait rapidement de duvet blanc.
Les enfants sont sortis de l’école, ravis de cette première neige de l’hiver, et nous nous sentions dans la même joie de l’enfance. Nous vivions dans un tableau de Bruegel. La montagne, métamorphosée, nous a offert un spectacle merveilleux. Sur un petit chemin, un berger protégé par sa cape de feutre, menait son lent troupeau de moutons dans des sons cotonneux, les traces de son passage immédiatement effacées pour retrouver l’immaculé du blanc.
Deux petites filles, sous leur cape brune, se sont immobilisées pour nous fixer de leurs grands yeux voilés par les gros flocons obliques. Image capturée.
Nous ne pouvons nous intéresser véritablement à un pays sans passer par sa littérature.
Nous avons découvert les textes de Miguel Torga, d’une force égale à son image. Nous avons été très imprégnés de ses livres : Portugal, Bichos, Rua, son journal (en franchise intérieure), La création du monde et Les contes de la montagne. Nous retrouvions ses personnages dans les personnes que nous rencontrions.
Comme dans Les contes de la montagne, nous avons appris que, malgré la grande solidarité existante, il y a des principes qui se passent de loi, une loi intransigeante qui peut aller jusqu’à tuer son voisin pour une question d’irrigation.
Cette terre, parfois dure comme la pierre, forge les hommes à son image.
La première fois que nous avons rencontré Miguel Torga chez lui, à Coimbra, il nous avait reçus avec sa femme Andrée. Nous nous sentions un peu intimidés de nous trouver à converser avec cet écrivain qui a représenté la conscience du Portugal.
Il nous a lu une partie de son livre “Portugal” qui commence par “je vais vous parler d’un royaume merveilleux”.
Nous l’avons revu par la suite, notamment accompagnés de son admirable traductrice Claire Cayron, dans sa maison natale de Sao Martinho de Anta.
A peine était-il arrivé chez lui, tout le monde savait qu’il était de retour ; le bouche à oreille fonctionnant à merveille – il était O.R.L.-. Une longue série de consultations gratuites commençait.
Ce grand homme intègre, sans compromis, publiait à compte d’auteur, en homme libre, ce qui ne l’a pas empêché d’être emprisonné et ses livres mis au pilon.
Ensemble, nous avons parcouru la campagne fleurie et parfumée du printemps avec les genêts blancs et jaunes, les cystes blancs. Il avait tenu à nous montrer, près du Douro de ceps et de roc, Sao Antonio de Galafura qu’il évoque dans son texte “A la proue d’un navire de roc”. Puis, le site archéologique de Panoias qui, à l’époque, n’était pas clôturé par des grillages mais laissé à la nature. Je ne doute pas qu’il serait scandalisé de voir ce qu’il en est advenu.
A Padornelos, nous avons pu entrer ,grâce à notre ami Antonio, dans l’antique demeure de l’écrivain Ferreira de Castro connu pour son livre “Terra fria”. Dans l’immense cheminée, je revois Maria Augusta assise à mes côtés prenant mes mains gelées pour les réchauffer aux siennes.
A l’initiative du professeur José Augusto Monteiro, de l’école normale de Bragança, Georges fut invité à exposer pour la venue du Président de la République Mario Soares. Une indéfectible amitié allait se nouer lors de cette invitation.
Avec José, passionné d’anthropologie, nous avions des conversations d’un grand intérêt, tout en parcourant Rio d’Onor, Varge, Ousilhao… Nos discussions étaient toujours agrémentées de son merveilleux sens de l’humour, nous ne pouvions trouver de compagnon plus agréable.
Avec sa femme Gabriela et leurs trois fils, nous avons passé des moments inoubliables. Cette famille cultivée, éprise de linguistique, de littérature, de musique, de cinéma nous a donné l’occasion de beaux échanges. Une façon de pratiquer l’Europe sans l’administration.
Et puis la rencontre, également à Bragança, de la grande peintre trasmontana Graça Morais, dont nous admirons l’oeuvre très inspirée dédiée à sa région.
Dans le Minho, nous avons connu les cultures en terrasses, des jardins bucoliques, une nature généreuse et plus douce. A Jolda, une abondance d’orangers donnant en même temps des fleurs et des fruits – sans parler du parfum -, les citronniers, les pamplemoussiers, ce qui ne cesse de nous émerveiller.
Dans un petit champ de seigle ourlé de murets de pierre, je faisais la réflexion à une jeune fille : « Ici il y a tout, peut-être manque-t-il seulement des fraises? » Alors, elle soulève une touffe d’herbe et je vois des fraises sauvages.
Je comprends que le Minho soit considéré comme le jardin du Portugal.
Ici, je peux croire ce qu’a écrit Victor Hugo “la nature sait le grand secret et sourit”.
Nous trouvons une grande fraternité dans tout le hameau, nous sommes invités pour une “soupinha” qui se transforme en vrai repas. On nous offre des paniers entiers d’oranges, de pamplemousses…
Une poésie se dégage de ces lieux, avec ces paysages ponctués par les meules de foin très hautes et élégantes.
Une belle rencontre aussi, près d’une antique maison de maître qui paraît abandonnée.
Je pousse à peine la grille que je me trouve face au propriétaire qui, sentant notre curiosité nous invite à visiter sa propriété. C’est un professeur de Ponte de Lima , héritier de cette maison pleine de souvenirs qui abrite une grande bibliothèque. Parmi ces livres, nous remarquons plusieurs exemplaires en français, dont Les désenchantées de Pierre Loti. Devant notre étonnement, il tient absolument à nous l’offrir bien que nous lui expliquions que c’est une édition ancienne et sans doute rare.
Des images s’imposent comme à Lindoso, Soajo. Posés sur d’énormes blocs de pierre, reposent tout un groupe d’espigheiros (silos à grains) en forme de petites chapelles surmontées d’une croix. Ils sont construits pour traverser le temps et certains datent de 18OO et quelques.
En France, lorsque nous montrons ces photos beaucoup de personnes pensent à des cimetières. C’est une démonstration du caractère sacré des récoltes.
Dans le littoral du Minho, par une journée ensoleillée, nous nous trouvons sur la plage d’Apulia où joue un groupe scolaire quand, brusquement la brume tombe comme un rideau, la température chute aussi brutalement et tout le monde disparait comme par enchantement.
Arrive alors tout un groupe de paysannes et de paysans pour récolter le goémon munis de grands rateaux de bois et de brouettes. Il fait très froid, ce qui ne les empêche pas d’entrer tout habillés dans la mer. Quel courage pour arracher à la mer l’engrais qui nourrira les champs !
Dans la nuit, nous entendons hurler la sinistre corne de brume.
Dans le Douro, nous avons vécu dans la famille Almeida de la quinta das Bateiras. Maria de Conceçao fut notre adorable guide. Le fait de nous accompagner lui permettait de retrouver des propriétaires de quintas de vinho de Porto qu’elle n’avait pas le temps de visiter.
Grâce à sa présence, nous étions accueillis à bras ouverts. La rencontre avec Monsieur José Antonio Rosas (Ramos Pinto) de la quinta do Bom Retiro fut remarquable. C’était un homme délicieux, d’une extrême gentillesse avec les plus humbles ; c’était surtout un poète et un aristocrate de la vigne dont il nous faisait respirer les fleurs d’un parfum si délicat.
Ensemble, nous nous extasiions devant un champ couvert de coquelicots et d’oliviers, le vert amande des oliviers et le rouge des coquelicots composant une palette contrastée.
Les paysages du Douro sont d’une beauté à couper le souffle. Comment l’homme a-t-il pu façonner à la barre à mine tout cet univers de schiste? Ces murets, construits à la perfection, constituent de véritables oeuvres d’art. Nous rendons hommage au courage de ces hommes en admirant ces paysages.
Suzanne Chantal raconte l’histoire de cette magnifique région dans son livre « Ervamoïra ».
Je repense au film “Douro, le fleuve d’or” de Paulo Rocha plutôt impressionnant avec, notamment une scène où une femme est ficelée sur une chaise, enduite de miel, et livrée aux abeilles…
En Alentejo, l’architecture est vraiment remarquable. Les Alentejanos ont toujours eu conscience de l’originalité et de la beauté de leur région. Avec un sens esthétique très sûr, ils ont construit des maisons blanches ourlées de bleu ou d’ocre jaune donnant un ensemble harmonieux.
De grands espaces plantés de chênes-liège, tellement vastes, que nous nous y sommes perdus. Une fois même, un grand troupeau de cochons noirs nous a suivis.
Se promener dans Monsaraz et Marvao (dans ces villages couronnant les collines – frontière espagnole oblige -), procure un plaisir visuel, mais quelque chose me dérange, sans doute un aspect trop parfait, trop musée, mais, comme le disait un paysan : même Dieu n’est pas parfait.
J’ai envie de comparer l’Alentejano au Trasmontano, mais du Sud, tant le caractère de celui-ci est fort.
Nous avons goûté la splendeur du mois de mai en Alentejo qui se transforme alors en collines entièrement jaunes, blanches ou bleues.
A Evora, nous avons retrouvé José Manuel Rodrigues, c’est un vrai plaisir de parler de photographie avec ce grand photographe. Il nous prête sa maison (en pleine campagne) pour une semaine alors qu’il part pour son exposition à Macau. L’hospitalité portugaise ne se dément pas.
Il y eut Lisbonne, bien sûr, ayant à l’esprit le film d’Alain Tanner “Dans la ville blanche”, et ses electricos. Séduisante avec le Tage que l’on aperçoit quel que soit l’endroit où l’on se trouve. Et puis, aller sur les pas de Pessoa, la magie du palais du marquis da Fronteira avec ses sculptures renversées, laissées à leur abandon.
La poésie aussi d’Al Berto trop tôt disparu.
Le cinéma de Joao Monteiro tellement original et surprenant en Joao de Dieu.
Nous aimons nous retrouver chez nos amis Danièle et Gérard Castello Lopes dans leur maison qui domine les grandes déferlantes de l’Atlantique. Nous discutons à n’en pas finir, en compagnie de Luisa Costa Dias, de photographie, de philosophie…
Nous avons effectué un reportage sur un bidonville avec l’aide d’une religieuse rencontrée dans le train nous conduisant à Lisbonne. Chez les petites soeurs Irmazinhas de Jesus, nous avons trouvé une générosité à vous remonter le moral. Alors que nous pensions que cette visite serait une épreuve, grâce à la vitalité des trois religieuses, nous sommes repartis avec l’espoir que tous ces exclus de la société pourraient s’en sortir.
Ce bidonville, coincé entre l’aéroport et l’autoroute, est composé d’émigrés du Cap Vert, d’Angola, du Mozambique. Les petites soeurs ont réussi à créer des semblant de rues afin que ces réfugiés puissent recevoir du courrier. Elles ont réussi à ouvrirs des crèches, elles aident les jeunes à trouver du travail, s’occupent de l’alphabétisation, font soigner gratuitement les personnes sans ressources, organisent des activités culturelles, des soirées musicales. Elles ont même branché l’électricité de manière illégale sur le réseau de la ville ! En les quittant nous étions sur un nuage.
Dans la forêt des jours, certains souvenirs restent cachés mais je sais que » les souvenirs oubliés ne sont pas perdus” (Freud).
J’ai accompagné – et non pas suivi – mon photographe de mari, j’ai partagé toutes les belles rencontres que l’on peut faire en voyageant et je me suis extasiée sur la beauté de cette “bande de terre ourlée de mer” (Miguel Torga). Nous savons que cette histoire n’aura pas de fin.
Christine Dussaud
Ecrit dans un champ de Cambézes do Rio en Tras-os-Montes, au printemps.
Avril 2OO7
Texte de présentation de l’album de photographies de Georges Dussaud « Chroniques Portugaises », Editions Assiro & Alvim
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